|
L'article sur Picasso écrit par Jung en 1932 |
|
If you've found this site useful, we'd really appreciate a small donation to help with the hosting costs. Thanks! |
Je me sens presque tenu, en tant que psychiatre, de mexcuser auprès du lecteur davoir pris parti dans le débat animé au sujet de Picasso. Si des instances élevées ne my avaient incité, je naurais probablement jamais écrit une ligne sur ce sujet. Non pas que ce peintre, et ses étranges tableaux, me semblent trop insignifiants - après tout, ne me suis-je pas intéressé de près à son double littéraire, James Joyce? Au contraire, je porte à son cas un intérêt sans partage; toutefois, le cas de Picasso me semble trop vaste, trop ardu et trop complexe pour que je puisse seulement espérer épuiser le sujet dans le cadre dun bref article. Si tant est que je maventure à formuler une opinion, cest sous la réserve expresse que je nai rien à dire sur le sujet de lart de Picasso - je ne parle que de sa psychologie. Je laisserai par conséquent la question desthétique aux critiques dart, et me contenterai pour ma part de la psychologie qui sous-tend ce type de créativité artistique. Cela fait près de vingt ans que je mintéresse à la psychologie de la représentation picturale des porcessus psychiques, et je suis par conséquent bien placé pour porter un regard professionnel sur les oeuvres de Picasso. Fort de mon expérience, j puis assurer le lecteur que les problèmes psychiques de Picasso, dans la mesure où ils trouvent dans son oeuvre une façon de sexprimer, sont strictement analogues à ceux de mes patients. Malheureusement, je ne puis apporter aucune preuve sur ce point, puisque les éléments de comparaison ne sont connus que de rares spécialistes. Les remarques qui vont suivre sembleront donc sans fondement et nécessitent la bonne volonté du lecteur ainsi que son imagination. Lart non objectif tire son contenu de l intérieur essentiellement. Cet intérieur ne saurait correspondre à la conscience, puisque la conscience contient des images dobjets tels quon les perçoit généralement (...). Lobjet chez Picasso, bien au contraire, ne semble se référer à aucun objet de lexpérience du monde extérieur. Envisagée de façon chronologique, loeuvre de Picasso manifeste une tendance croissante à séloigner des objets concrets, et révèle une présence accrue de ces éléments qui ne correspondent à aucune expérience extérieure mais qui proviennent dun intérieur situé derrière la conscience. On trouve, derrière la conscience, non pas un grand vide mais la psychè inconsciente, qui affecte la conscience par derrière et de lintérieur, tout autant que le monde extérieur laffecte par devant et de lextérieur. Doù ces éléments picturaux (...) qui proviennent de l intérieur. Comme cet intérieur est invisible et impossible à imaginer, même sil affecte très considérablement la consience, jincite ceux parmi mes patients qui souffrent surtout des effets de cet intérieur à retranscrire du mieux quil leur est possible ces effets sous forme de dessin. (...) Leffet thérapeutique de cette méthode est déviter une dangereuse coupure entre les processus unconscients et la conscience. A linverse des représentations conscientes ou objectives, toutes les représetations picturales des processus et effets émanant du domaine psychique sont symboliques. Elles indiquent, de manière grossière et approximative, un sens qui jusqualors est inconnu. Il est, partant, tout à fait impossible de déterminer quoi que ce soit de façon certaine dans nimporte quel cas particulier pris isolément. On ne peut ressentir quune impression détrangeté et de pêle-mêle troublant et incompréhensible. Ce nest quen étudiant ces images de façon comparative quil est possible de comprendre. A cause de leur manque dimagination artistique, les dessins des patients sont en général plus clairs et plus simples, et donc plus aisés à comprendre, que ceux des artistes modernes. Parmi les patients, on peut distinguer deux groupes - les névrosés et les schizophrènes. Le premier groupe produit des images dun caractère synthétique, traduisant un sentiment unifié et omniprésent. Lorsquelles sont complètement abstraites, et donc dépourvues de toute émotivité, elles sont au moins résolument symétriques et expriment un sens sur lequel il est impossible de se méprendre. Le second groupe, en revanche, produit des dessins qui révèlent immédiatement leur absence de sentiment. En tout cas, elles ne transmettent aucune tonalité affective harmonieuse et unifiée. dun point de vue purement formel, la caractétistique principale est la fragmentation, qui sexprime elle-même dans les soit-disant lignes de fracture - cest-à-dire, les failles (au sens géologique) psychiques qui parcourent le dessin de part en part. Ces dessins nous laissent froids, ou nous dérangent par leur indifférence froide, paradoxale et grotesque à légard de celui qui les contemple. Cest à ce groupe-là que Picasso appartient*.*. Malgré les différences évidentes qui séparent les deux groupes, leurs productions ont une chose en commun: leur contenu symbolique. Dans les deux cas le sens est de nature implicite, mais le névrosé est à la recherche du sens et du sentiment qui correspond à ce sens, et prend la peine de le communiquer au spectateur. Il est rare que le schizophrène témoigne dune telle inclination; en fait, cest comme sil était victime de ce sens. Cest comme si ce sens lécrasait et lengloutissait, comme sil se dissolvait dans tous ces éléments que le névrosé essaie au moins de maîtriser. Ce que jai dit à propos de Joyce se vérifie aussi à propos des formes dexpression shizophrènes: rien ne vient à la rencontre du spectateur, tout sen détourne; même la moindre trace de beauté semble nêtre quun retard impardonnable dans cet éloignement. Cest la laideur, le côté malsain, le grotesque, lincompréhensible, la banalité qui sont recherchés - non pas dans le but dexprimer quoi que ce soit, mais seulement afin de rendre le dessin obscur; cette obscurité na, cependant, rien à dissimuler, mais se répand comme une brume glacée sur des landes désertes. Tout cela est absolument gratuit, comme un spectacle qui peut se passer de spectateur. Dans le premier groupe, il est possible de deviner ce que les individus essaient dexprimer; dans le second, ce quils sont incapables dexprimer. Dans les deux cas, le contenu recèle un sens secret. Ces deux séries dimages, quelles soient sous forme graphique ou écrite, commencent en général avec le symbole de la Nekyia - le voyage aux Enfers, la descente dans linconscient, et ladieu au monde des vivants. Ce qui suit, même si cela peut continuer à sexprimer par lintermédiaire de formes et de figures appartenant au monde diurne, laisser transparaître un sens caché et est donc de nature symbolique. Cest ainsi que Picasso commence avec les tableaux encore objectifs de la Période Bleue - le bleu de la nuit, de leau et du clair de lune, le bleu Tuat du monde des morts chez les Egyptiens. Lartiste meurt, et son âme montée à cheval senfonce dans lau-delà. La vie diurne saccroche à lui, et une femme portant un enfant sapproche de lui pour le mettre en garde. De même que le jour, pour lui, est la femme, de même en va-t-il de la nuit; dun point de vue psychologique, ils sont âme solaire et âme des ténèbres (anima). Lâme des ténèbres attend, assise, sa venue dans le crépuscule bleuté, et évoquant de morbides pressentiments. Le changement des couleurs signale que nous nous engageons dans lautre monde. Le monde des objets se voit frappé danéantissement, ce quillustre clairement le chef-doeuvre horrifiant de la prostituée adolescente phtisique et syphillitique. Le motif de la prostituée survient au moment où il pénètre dans lau-delà et où, en tant quâme défunte, rencontre plusieurs de ses semblables. Quand je dis il, je veux dire cette personnalité en Picasso qui fait ce voyage dans lau-delà - cet homme en lui qui ne se tourne pas vers le monde diurne mais qui se sent attiré de façon fatidique vers lobscurité - cet homme qui nobserve pas les idéaux acceptés de bonté et de beauté, mais plutôt lattraction démoniaque de la laideur de du mal. Ce sont ces puissances de lAntéchrist et de Lucifer qui, et ce jusque chez lhomme moderne, engendrent une sentiment omniprésent de mort, qui enveloppent la lumière éclatante du monde diurne sous les brumes de lHadès, qui le contaminent de leur funeste mortalité et qui, finalement, le pulvérisent en fragments, en fractures, en vestiges épars, en débris, en lambeaux et en entités disloquées. Picasso et lexposition Picasso sont un signe des temps, tout comme les vingt-huit mille personnes qui sont venues voir ses tableaux. Lorsquune telle fatalité sabat sur un homme qui fait partie des névrosés, il rencontre en général linconscient sous la forme de l Etre des Ténèbres, créature dune laideur hideusement grotesque et primitive ou dune beauté infernale. Dans la métamorphose de Faust, Gretchen, Hélène et Marie et lêtre abstrait que représente LEternel Féminin correspondent aux quatre figures féminines du monde infernal de la Gnose - Eve, Hélène, Marie et Sophie. Et de même que Faust se voit impliqué dans des affaires criminelles et réapparaît sous une forme changée, de même Picasso change de forme et réapparaît sous la forme infernale de lHarlequin tragique - motif que lon retrouve dans de nombreux tableaux. Signalons en passant que lHarlequin est une ancienne divinité chtonienne. Depuis Homère, on associe la descente vers des époques reculées avec la Nekyia. Faust retourne au monde aliéné et primitif du sabat des sorcières et à une vision chimérique typique de lAntiquité classique. Picasso évoque des formes frustes et terriennes, grotesques, primitives, et ramène à la vie lantique Pompéi, cette cité sans âme, quil enveloppe dune lumière scintillante et froide - même Giulio Romano neût pas fait pire! Il est rare voire impossible quaucun de mes patients ne revienne à des formes artistiques néolithiques ou quaucun ne se complaise dans des évocations dorgies dionysiaques. Comme Faust, Harlequin erre à travers toutes ces formes, bien que rien parfois ne trahisse sa présence si ce nest son, son luth ou les lozanges éclatants de son costume de bouffon. Quel elixir va-t-il distiller à partir de cette accumulation de déchets en décomposition, de ces velléités mort-nées de forme et de couleur? (...) La Nekyia nest pas une chute dans le gouffre purement destructrice et dépourvue dobjet, mais une katabasis eis antron pourvue de signification, une descente dans la caverne de linitiation à un savoir secret. Le voyage à travers lhistoire psychique de lhumanité a pour objet la renaissance de lhomme entier en réveillant les souvenirs du sang. (...) Après les symboles de folie éprouvés pendant la pédiode de désintégration viennent les images qui signifient la réconciliation des contraires: lumineux/obscur, en haut/en bas, blanc/noir, homme/femme,... etc. Dans les derniers tableaux de Picasso, le motif de lunion des contraires apparaît très clairement à travers leur juxtapositin directe. (...) Les couleurs violentes, criardes et inflexibles de la dernière période reflètent la tendance de linconscient à maîtriser le conflit par la violence (couleur = sentiment). Dans le développement psychique dun patient, cette situation nest ni le terme ni le but. Elle correspond uniquement à un élargissment de sa perspective, qui devient alors capable dembrasser la nature morale, bestiale et spirituelle de lhomme dans son intégralité sans encore lui donner dexistence unifiée. Le drame intérieur de Picasso en est arrivé à ce dernier stade qui précède le dénouement. Quant à lavenir de Picasso, je ne préfère pas jouer aux prophètes, car cette aventure intérieure est une chose risquée qui à tout moment peut sarrêter ou déboucher sur une explosion et une dislocation des contraires réunis. (...) *(Jung ajouta ce qui suit dans une version de 1934.) Je nentends pas par là que quiconque appartient à ces deux groupes est atteint de névrose ou de schizophrénie. Cette classificatin signifie simplement que dans le premier cas un trouble psychique donnera probablement lieu à des symptômes névrotiques, tandis que le second produira des symptômes schizoïdes. (...) Le terme schizophrène nimplique par conséquent pas le diagnostic de cette maladie mentale quest la schizophrénie, mais désigne simplement une disposition ou habitus, à partir de quoi une dérangement psychologique grave pourrait déboucher sur de la schizophrénie. Je ne considère donc ni Picasso ni Joyce comme des psychotiques, mais je les range parmi les nombreux sujets chez qui il est fréquent de réagir à un profond ébranlement psychique non pas par une psychonévrose banale mais par un syndrome schizoïde. Comme laffirmation mentionnée ci-dessus a donné lieu à des malentendus, jai jugé nécessaire dajouter cette explication psychiatrique. Traduit par Guillaume Tanguy (enseignant au département d'anglais)
Visite aussiThe C.G. Jung Home Page. Interprétations
Prochaine: L'Affiche |
|
|
||
|
© Mark Harris 1996 (content), Simon Banton 1996 (design) In general copyright of works by Pablo Picasso are the property of the heirs to the Pablo Picasso estate |